L'amour et la jalousie
A la Recherche du Temps perdu est aussi un grand roman de l'amour, que ce soit celui des invertis ou celui d'un homme pour une femme. Trois grands personnages du roman sont de grands amoureux: Swann, Charlus et le narrateur. Le sentiment amoureux est toujours évoqué à partir du point de vue de l'amant, à savoir celui de Swann ou du narrateur; les sentiments qu'éprouvent Odette ou Albertine ne nous sont presque jamais révélés sinon par d'autres personnages tels que Madame Cottard qui apprend à Swann combien Odette l'aime (I-2, 145) ou par des lettres comme celle qu'Albertine envoie au narrateur après son départ pour lui dire qu'elle serait revenue s'il le lui avait demandé (VII-1, 100). Or, pour les deux amants, comme pour Charlus du reste, l'amour n'est jamais heureux, il est avant tout une souffrance parce qu'il n'existe réellement qu'à partir du moment où il donne naissance à la jalousie: Swann ne se rend compte de l'évolution de ses sentiments pour d'Odette que le soir où il ne peut pas, comme à son habitude, la ramener chez elle (I-2, 13), s'ensuit alors un épisode où il la recherche désespérément dans tout Paris; il ne la retrouve que par le plus grand des hasards. L'amour qu'il éprouve pour Odette est exactement le même que celui du narrateur pour Albertine: en effet, comme Swann, Marcel découvre combien il tenait à la présence d'Albertine auprès de lui à partir du moment où elle est partie, alors même qu'il s'imaginait que ce départ lui serait indifférent. Pour l'un comme pour l'autre donc, le désir n'est alimenté que par son insatisfaction: "On n'aime que ce qu'on ne possède pas tout entier" (VI-1, 145). Odette et Albertine ont toute deux un point commun: ce sont des "êtres de fuite", c'est-à-dire qu'elles demeurent, pour leurs deux amants, énigmatiques, ce qui nourrit justement leur désir. L'un comme l'autre, ils mènent une véritable enquête pour parvenir à connaître la part de vie qu'elles ne mènent pas avec eux. Mais le mensonge qui leur est familier ne fait qu'alimenter leur jalousie. Il n'y a donc pas, pour Proust, de véritable amour en dehors de la jalousie. De là vient que l'amour est naturellement toujours une souffrance. Or, pour Proust, la jalousie se nourrit d'elle-même: "La jalousie qui a un bandeau sur les yeux n'est pas seulement impuissante à rien découvrir dans les ténèbres qui l'enveloppent, elle est encore un de ces supplices où la tâche est à recommencer sans cesse, comme celle des Danaïdes, comme celle d'Ixion" (VI-1, 206). Seul l'oubli de la femme aimée permet d'échapper à la jalousie et à la souffrance: c'est le sujet d'Albertine disparue. Pourtant, il est un point sur lequel l'amour de Swann et celui du narrateur se différencient: Swann est incapable d'extraire de sa souffrance le matériau d'une œuvre d'art, comme il est incapable d'imaginer la vie que mène Odette, alors que les souffrances du narrateur deviennent justement le ferment de son roman: "Une femme dont nous avons besoin, écrit-il, nous fait souffrir, tire de nous des séries de sentiments autrement profonds, autrement vitaux qu'un homme supérieur qui nous intéresse" (VIII-2, 64). Etre jaloux, d'une certaine façon, est l'une des conditions qui permet de créer. Mais il n'y a pas pour autant idéalisation de la femme; dans une formule amusée, Proust écrit: "Laissons les jolies femmes aux hommes sans imagination ", (VII-1, 41). L'amour échappe à l'intelligence, l'amant ne choisit pas la femme vers laquelle il est attiré, mais il l'aime tout de même. L'amour s'impose autant à Saint-Loup, à Swann qu'au narrateur; de là vient qu'il dévoile à celui qui scrute ses propres profondeurs une part de lui-même que l'intelligence ne lui permettait pas d'atteindre. On voit donc mieux pourquoi, l'amour proustien ne peut-être que jaloux.